60 ans des indépendances : quand Madagascar élabore son modèle

Île continent située à quelques centaines de kilomètres des côtes d’Afrique de l’Est, Madagascar possède une identité musicale prononcée, qui s’est affirmée tout en évoluant progressivement au cours des décennies suivant l’indépendance. Décryptage à travers le prisme de Regarega, une chanson du "Grand Maitre" Tianjama.

 

La démonstration dure plus de six minutes. Donia Regarega, du chanteur Tianjama, a marqué les esprits de plusieurs générations de Malgaches. "C’est un titre qui fait partie de l’inconscient collectif", estime Haja Ravelojaona, longtemps directeur des radios d’un groupe audiovisuel basé à Antananarivo, la capitale. Sur la Grande Île de l’océan Indien, plus vaste que la France, les particularismes locaux sont restés prononcés, y compris sur le plan musical. Rares sont les chansons telles que Regarega, comme il est de coutume de l’appeler, que l’on peut entendre sur tout le territoire.

Elle appartient à ces tubes indémodables qui font immanquablement partie de la bande-son en chaque occasion festive, un ressort fédérateur sur lequel il suffit d’appuyer pour que l’assistance se retrouve en un clin d’œil à danser. Une madeleine de Proust qui convoque de façon automatique l’ambiance du bal poussière, cet événement musical toujours aussi populaire qui anime la vie en brousse, dans ce pays de 26 millions d’habitants encore très majoritairement rural, où nombre de villages ne sont accessibles que par des pistes loin d’être aisément praticables.

Dignitaire de ce rythme ternaire du nord de l’île qu’est le salegy, "Grand Maitre" Tianjama est assurément un des artistes dont le rôle a dépassé la seule fonction de chanteur. S’il est moins connu sur le plan international que son compatriote Jaojoby, considéré comme le roi du salegy, le sexagénaire a pesé sur le paysage musical domestique, tant en termes artistiques que par son approche économico-commerciale.

Au lendemain de la décolonisation, les nouvelles autorités du pays n’ont pas mené de politique de l’authenticité à l’image de celle défendue par Sékou Touré en Guinée et nombre de jeunes chanteurs malgaches, à l’image des Surfs, avaient choisi de reprendre à leur compte le style yéyé à la mode en Occident, phénomène partagé par d’autres pays d’Afrique francophone. Face à cette modernité affichée, de l’autre côté du spectre, la dimension folklorique de la musique occupait encore une place majeure, y compris dans l’industrie phonographique, à l’exemple d’Odeam Rakoto et de sa troupe.

Tianjama est un des acteurs du processus d’indépendance culturelle. Bien que la paternité du salegy, dans sa version électrifiée, ne lui revienne pas – elle est souvent attribuée à Freddy Ranarison –, il a contribué à parachever la mue de ce genre d’abord pratiqué avec des instruments traditionnels. Et à donner à Madagascar sa première musique qui soit à la fois inscrite dans son époque et enracinée dans la société. Il secoue une première fois l’île en 1976 avec Soanada, crédité à son orchestre Liberty, et obtient l’un des plus importants succès commerciaux à l’échelle locale. "Les gens faisaient la queue pour acheter le disque", se souvient le chanteur Abdou Day, originaire de Diego-Suarez.

Natif du pays Tsimihety, au cœur de la partie septentrionale de l’île, Tianjama remplace notamment l’accordéon, qu’il entendait au village et avait appris à jouer grâce au père de Rossy, par les claviers. Après avoir monté son premier orchestre en 1974, il en crée trois supplémentaires pour répondre à la demande de galas et autres kermesses. Baptisées Liberty et numérotées de un à quatre, ses formations sillonnent le pays pendant plusieurs décennies. L’entreprise familiale emploie jusqu’à 50 personnes ! "Il était le chef et en même temps le prof", explique le guitariste Lalin, qui a fait partie de l’aventure à la fin des années 90 et insiste sur sa dimension formatrice. "Jouer avec Liberty, c’est comme décrocher son bac pour un musicien", poursuit-il. Docteur JB, Mily Clément sont quelques-uns de ceux qui sont passés dans ses rangs avant de poursuivre sous leur nom.

Présente sur l’album de son auteur sorti en 1991, Regarega est de nouveau enregistrée dans une version actualisée par Tianjama dans le courant de la décennie suivante, avec toujours ce pont instrumental qui rappelle le sebene prisé dans la rumba et le soukouss du Congo : une influence assumé par le Malgache qui "reconnait trouver son inspiration chez des artistes comme le Grand Franco ou Pepe Kalle", lit-on dans le livret de son CD Best Of Vol. 1 paru en 1997. En 2007, son tube se pare d’autres couleurs, africaines elles-aussi : celles du coupé-décalé, sur une idée du DJ Big Jo.

Taillée pour résister aux épreuves du temps et des modes musicales en gardant son identité, Regarega pourrait bien réapparaitre sous un nouveau jour, pourquoi pas sous l’impulsion de Big MJ, l’artiste en vogue qui s’illustre actuellement avec sa reprise de Lelahy Manam-bola popularisée par Michel Patrick dans les années 90.